Jeudi 10 mai 4 10 /05 /Mai 05:58

P R E M I E R     A M O U R

 

 

 

- Déjà !… Mais tu as couru, ma parole !…

Il écrit tous les jours. Presque. Chaque matin le soir elle aura sûrement une lettre.

- Ca a été ta journée ?… Pas trop fatiguée ?…

Elle n’est pas sur le bureau. Ni sur la petite table.

- Ils étaient comment les quatrièmes ? Pas trop excités ?

- Comme d’habitude…

Près de la pendule non plus. Ni sur…

- S’ils ne veulent pas travailler de toute façon c’est leur affaire !

Où est-ce que ?… Peut-être sur le frigo… Elle le fait quelquefois…

- Je vais boire un jus d’orange… la craie… je reviens…

- Et ta collègue de Maths, ça s’est arrangé comment son histoire ?

- Sais pas. Elle en parle plus.

- Moi, on m’aurait fait une chose pareille ça se serait pas passé comme ça, je t’assure…

- J’ai pas une lettre ?

- Une ?… Non… C’était hier… Ah, si !.. Oui… Ce matin aussi… Toujours la même écriture… Où j’ai bien pu la mettre ?

Exaspérante… Horripilante… Mains sur les hanches, sourcils froncés, puis à retourner les poches de son tablier, le tiroir de la petite commode, à tout éparpiller sur le buffet…

- Mais où est-ce que ?… Ah, la voilà !… Non… Non… C’est pas ça… Elle a dû rester sur la télé avec le journal… Ah, je savais bien !… Où tu vas ? Travailler ?… Tu les as finies les dictées des troisièmes ? Et les sixièmes, tu en es où ?… On mangera pas trop tard, hein ?… On va manger… Qu’on soit tranquilles après… Qu’on ait toute la soirée pour nous…

 

 

     Quand elle lui écrit… - Mais tu n’as même pas fini ton dessert, écoute, Hélène, tu n’es pas raisonnable… Bon… Bon… Je te le garde pour tout à l’heure pendant le film… Je t’appellerai… - quand elle lui écrit elle sort d’abord sa photo de l’album, de la page où ils seront peut-être un jour tous les deux plus tard si… Elle l’appuie devant elle contre les livres… Puis, elle relit ses lettres… Toutes… L’une après l’autre… Celle de son enfance  - si pudique, si retenue - l’amène toujours au bord des larmes… Celle du métro la fait rire aux éclats… Celle de Rochefort lui donne envie de le protéger… Il est fragile au fond, si fragile, beaucoup plus qu’il ne le croit… Qu’il ne voudrait le reconnaître… Sous les airs qu’ils se donnent les hommes… Elle sourit… Elle pourrait tant pour lui… Elle le voudrait tant… Elle se consacrerait à lui… Elle le saurait si bien… S’il voulait, elle… Ne pas le brusquer… Ne pas l’effaroucher… Elle le fixe longuement. Comme si elle allait pouvoir le lire, le déchiffrer tout entier au mouvement des lèvres, à l’éclair des yeux… Elle n’aime pas cette photo. Pas du tout. Il ne s’y ressemble pas, elle en est sûre, ce n’est pas lui… - Je n’ai que celle-là… a-t-il écrit comme si cela n’avait aucune importance, comme si elle n’avait pas que… Elle est dans l’escalier, légère, silencieuse… La huitième marche grince toujours… Vite, très vite, tout disparaît. Et c’est brusquement comme avant. Exactement. Comme quand… - Qu’est-ce que tu fais ?… Grand trait de crayon rouge rageur dans la marge… - Hein ?… Qu’est-ce que tu fais ?… Penchée par-dessus son épaule…    - Rien… Je… - Tu travailles encore ?… - Oui… Non… Je… - C’est le film… Ca commence… Dépêche-toi !… Tu vas encore rater le début…

 

 

 - On l’a déjà vu !… Si, on l’a déjà vu, je t’assure !… Ca te rappelle rien, là,  ce bâtiment ?… Et lui, qu’est-ce qu’il peut bien faire en ce moment ? Est-ce qu’il est en train de lui écrire ? Ou bien de répondre à une autre annonce ?… Elle ne le supporterait pas… Non, elle ne le supporterait pas… - Ah, tu vois, je savais bien, j’en étais sûre : c’est l’usine où, après, quand il va revenir… Est-ce qu’elle aimera partager ses passions ?… Les minéraux… Les ordinateurs… Elle n’est pas sûre… Il lui montrera… Il lui apprendra… Elle aimera tout pourvu que ce soit avec lui… - T’avoueras qu’ils se foutent du monde… L’année dernière ils l’ont passé… En novembre… En novembre, oui… Ou peut-être en Octobre… Tu te rappelles pas ?… Oui… Plutôt en octobre… Maintenant il faudrait qu’ils se voient… Vraiment… Enfin… Cela changerait tout. Tout. Ne pas le brusquer. Surtout ne pas le brusquer… - Il a vraiment une tête à claques cet acteur, tu trouves pas ?… Il s’appelle comment déjà ?… Où tu vas ?… Te coucher ?… Déjà !?… Attends… Attends… Sur la deux il y a autre chose… Mais si, tu sais bien, on avait tellement ri…

 

 

 Quand elles montent - onze heures déjà !… C’est pas possible !… Je n’ai pas vu passer cette soirée… - elle le retrouve. Enfin. Les mots qu’elle lui écrit. Qu’elle lui dit. Qu’elle modèle, qu’elle sculpte. Lentement. Amoureusement. Qu’elle surveille aussi. Qu’ils n’aillent pas la trahir, se mettre à aller dire autre chose… Ce serait vraiment trop bête s’il allait la voir comme ça, s’imaginer qu’elle cherche à le… alors que c’est à cent mille lieues de ce qu’elle est, de ce qu’elle veut vraiment… Souvent il faut tout recommencer. Les mots ont pris un autre sens, celui qu’elle ne veut pas justement. Sans même qu’elle s’en rende compte. Elle recommence. Deux fois. Trois fois. Autant que nécessaire. Même après quand c’est fini, qu’elle a fermé la lettre, qu’elle l’a postée, elle continue à les interroger. Leur souvenir. Ils prennent toutes sortes de directions imprévues et ses doutes deviennent certitudes. Jusqu’à ce que sa réponse l’apaise… - Tu ne dors pas ?… Tu sais l’heure qu’il est ?… J’ai vu la lumière… Je me suis dit… Tu n’es pas malade au moins ?… Demain matin tu… Tiens, tu as écrit ?… A qui ?… Je te la posterai si tu veux… Ca t’avancera… Donne, mais si, donne !…

 

 

 - Oh, mais c’est une petite cachottière, vous savez !… Vous verrez… Non, non, rien pas un mot… Pas ça… Même à moi, vous vous rendez compte ?!…

Il est assis tout droit, tout au bord du fauteuil, sans bouger… Il regarde au-dessus du buffet. Juste entre les deux tableaux…

- C’est pour ça, vous pensez bien, hier soir au téléphone je n’allais pas laisser passer l’occasion !…

Ce bronze sur la cheminée avec les chandeliers est d’un ridicule achevé. Elle…

- Quatre fois, j’ai pensé, quatre fois qu’ils se voient… Qu’elle invente des prétextes à dormir debout et elle ne l’amène pas… Mettez-vous à ma place !…

Le soleil tombe juste sur ses cheveux… S’il ne remuait pas tant la tête il…

- Eh bien, Hélène, tu rêves ?… Regarde, voyons, le verre de ton ami est vide !… Et puis, vous avouerez, vous êtes quand même mieux ici, non ?… Plus tranquilles pour bavarder… Au lieu de traîner dehors avec le temps qu’il fait… Ou dans un café avec le brouhaha… Vous aimez le café ?… Oui ?… Vraiment ?… Il faut le dire franchement, vous savez… Autrement… Quand j’étais pensionnaire - on avait des correspondants à l’époque - le tout premier dimanche quand je suis allé chez eux : - Tu aimes le moka, ma petite ?… Et moi, poliment : - Oh oui, Madame !… J’ai horreur du moka… Et tous les dimanches j’ai dû avaler mon moka… La petite adore le moka… Jusqu’au jour où… Eh bien, Hélène, mais va faire le café, voyons !… Tu vois bien que ton ami attend !… Elle n’est pas toujours comme ça, vous savez !… Heureusement !… Heureusement qu’elle vous… Il était temps, vous savez, Hervé !… Vous permettez que je vous appelle Hervé ?… Il était grand temps !… Elle a quand même eu 31 ans en septembre… Pas trop fort le café, Hélène, hein !… Elle est tellement indépendante aussi… tout le portrait de son père… Qui ne supportait pas la moindre contrainte… la moindre obligation… Quand on sait où ça l’a mené !… Et pourtant !… Et pourtant !… C’est de l’or qu’il avait dans les mains… De l’or !… Elle vous a parlé de lui ?… Vous savez, Hervé, ce n’est pas pour me plaindre ni me jeter des fleurs - ça n’a jamais été mon genre - mais je n’ai pas eu une vie très drôle, c’est le moins qu’on puisse dire… Et j’en connais beaucoup qui, à ma place, auraient perdu complètement pied… Je vous raconterai, vous verrez !… Et si Hélène aujourd’hui… Tu as oublié le sucre, Hélène !… Vous prenez du sucre, Hervé ?… Il va falloir que nous nous fassions à vos habitudes… A vos petites manies…

Il sourit. Il tourne sa cuiller indéfiniment dans sa tasse. Il sourit.

- Vous l’aimez ?… C’est une toute petite épicerie à côté… Ils le font venir spécialement… Ca se sent, hein ?!

Elle vide sa tasse d’un trait…

- Bon… Bon… C’est pas tout ça, mes enfants…

Elle se lève…

- C’est que j’ai mille choses à faire, moi !… Il faut bien que vous puissiez papoter un peu…

 

 

- Il a dit… Il a dit que tu ne…

Elle lâche la pomme de la douche, elle se…

- Ne sois pas stupide, Hélène !… Je suis ta mère… Tu es ridicule… parfaitement ridicule !…

On ne peut jamais la régler exactement comme on veut. Jamais. C’est toujours trop chaud. Ou trop froid…

- C’était la première fois qu’il restait le soir… Tu ne crois pas que tu aurais quand même pu au moins faire l’effort de te lever et de déjeuner avec lui ?… C’était la moindre des choses, non ?

L’avantage d’avoir les quatrièmes à neuf heures c’est qu’ils ne sont pas encore tout à fait réveillés… L’année prochaine elle ne travaillera que le matin. Sauf le samedi. Si c’est possible…

- J’en étais sûre, remarque, je l’aurais parié !… Je vous ai entendus cette nuit… Je me suis dit : Oh, toi , ma petite, quand tu n’as pas ton compte de sommeil… Et ça n’a pas loupé…

Si Bertrand Barraud pouvait avoir la bonne idée d’être encore absent… Ce serait trop beau… bien trop beau…

- On a déjeuné tous les deux… On a beaucoup parlé… Beaucoup… Il est charmant, si, vraiment charmant, tu sais !… Il faudra acheter de la confiture d’oranges : il adore ça… Tu savais qu’il était allé aux Indes ?… Il m’a raconté des choses passionnantes sur les castes et la religion là-bas… Qu’on n’irait pas imaginer… On se demande où ils vont chercher tout ça. Vraiment. On l’écouterait pendant des heures, tu sais !… Sans se lasser…

Quand elle aura un vrai chez elle il faudra que…

- Tu vas rester longtemps là-dessous ?… Tu vas avoir la peau toute… Non, c’est vrai, je commence à être rassurée… moins inquiète, disons… Tu veux la serviette ?… Jamais je n’aurais pensé que tu… Tu sais ce que j’ai pensé ?… S’il venait avec nous à Belle-Ile cet été ?… Il sera en Vacances le 12… Il nous rejoindrait là-bas… Moi, je prendrais la chambre verte… Pour une fois je n’en mourrai pas… Je lui en ai touché un mot… Il est tout à fait… Tu vas mettre cette robe-là ?… Non… Non… Pour rien… Comme ça… Ca n’a pas l’air de t’emballer, dis donc, mon idée, on peut pas dire… C’est vrai que je devrais être habituée depuis le temps… Il suffit que je veuille te faire plaisir pour que ça tombe à côté… C’est plus fort que toi… Tu ne peux pas t’empêcher de prendre le contre-pied de tout… A l’avenir je… Oh, mets ce que tu veux !… Tu es assez grande pour t’habiller toute seule, non ?… Alors comme ça tu ne veux pas qu’il vienne à Belle-Ile avec nous ?… Comment tu n’as pas dit ça ?… Ca, c’est la meilleure alors !… Est-ce que t’as vu la tête que tu fais ?… Ca fait un quart d’heure que tu ne desserres pas les dents… Ca fait un quart d’heure que je me tue à t’expliquer que… et toi, tu as le culot de venir me soutenir que tu… Eh ben alors !… Eh ben alors !… Je ne vois pas pourquoi tu fais tant d’histoires… On lui dit de venir un point c’est tout… Il faut toujours que tu compliques tout, ma pauvre Hélène, alors que ça pourrait être si simple… La bleue… mais oui, bien sûr, mets la bleue…

 

 

- Et Hervé ?… Mais réponds, Hélène, à la fin !… C’est agaçant !… Hein ?… Où est Hervé ?… Comment ça, c’est fini ?… Qu’est-ce que tu me chantes là ?… Ca ne finit  pas comme ça du jour au lendemain sans raison… Ca n’existe pas… Qu’est-ce qui s’est passé ?… Comment ça rien ?… Il s’est forcément passé quelque chose, Hélène, enfin, voyons !… Réfléchis !… Ne raconte pas n’importe quoi !… Vous vous êtes disputés ?… Et ne chiale pas comme ça !… A quoi ça t’avance ?… Il y a sûrement une solution… Tu as bien dit quelque chose… ou fait quelque chose… je sais pas, moi !… Essaie de te rappeler… Comment ça t’en sais rien ?… Mais enfin, Hélène, Hervé n’est pas quelqu’un à disparaître comme ça sans explications… Je vais l’appeler moi-même… Je veux en avoir le cœur net… Il faudra bien qu’il me… Mais enfin, Hélène, c’est le seul moyen de savoir et ce n’est sûrement pas en restant les deux bras croisés sur ta chaise que tu vas pouvoir… Hervé est quelqu’un qui… Hervé… pas quelqu’un pour toi ?… Laisse-moi rire !… Non, mais où est-ce que tu es encore allée me chercher ça ?… Pas quelqu’un pour toi !… Qu’est-ce que c’est quelqu’un pour toi ?… Hein ?… Est-ce que tu peux seulement me le dire ?… Comme si tu pouvais encore te permettre de faire la fine bouche !… Comme si maintenant tu pouvais espérer… Mais remets les pieds sur terre, Hélène, enfin !… Où vas-tu pêcher toutes ces idées ?… Qui c’est qui t’a mis tout ça dans la tête ?… Hein ?… Et ne me dis pas que c’est toi qui… Mais c’est qu’elle en est bien capable !… Mais c’est qu’elle va avoir… Regarde-moi, Hélène !… Regarde-moi !… C’est toi qui… Ne dis pas le contraire !… Ma pauvre Hélène !… Non… Tu… Non… Il vaut mieux que j’en prenne mon parti… Une bonne fois pour toutes… Tu n’es pas faite pour ça… un point c’est tout… Tu es bien trop indépendante… bien trop préoccupée de toi-même, de ta petite personne pour savoir un jour te dévouer vraiment à un homme… Il faut se faire une raison… Quoi qu’il en coûte… On ne te changera plus… Et qui d’autre qu’une mère saurait, aurait la patience de te…

 

 

Le commutateur a heurté deux fois - très légèrement - la cloison. Elle a dû éteindre. Sûrement. Sûrement elle a éteint. Elle ne bouge pas. Elle écoute. Longtemps. Oui, elle doit dormir. Elle dort…

Alors elle déplie le journal - lentement - avec mille précautions pour que les pages n’en craquent pas. Tout à l’heure sur le banc du square elle en a marqué deux d’une croix - très vite - pour ne pas être en retard…

Pendant le film à la télé elle a longtemps hésité… - A quoi tu penses ?… Tu n’es pas avec moi - elle a failli renoncer, remettre à plus tard et puis elle s’est brusquement décidée. Ce sera le deuxième…

Ciseaux qui mordent le papier. L’arrachent à la foule délaissée des inconnus. Elle sourit, relit ces quelques mots qui sont déjà les siens. Avec tendresse. L’album. Point de colle. Elle s’applique. Comme quand, petite fille, elle collectionnait les images de chocolat. Elle sourit. Dans sa première lettre il faudra qu’elle lui dise que…

La porte… Trop tard…

Par François - Publié dans : Premières fois
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